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Travail en institution et responsabilité politique et clinique

Il est des appartenances que nous n’avions pas prévues lorsque nous avons commencé à travailler à l’hôpital psychiatrique. Notre travail dans une telle institution nous a confronté à la question d’une responsabilité politique. C’est à partir de cette responsabilité là que nous nous sommes intéressés à la question des totalitarismes où plus précisément à la question complexe des contres pouvoirs. Qu’est-ce qu’un contre pouvoir ? Qu’est-ce qui peut faire contre pouvoir ?

Nous sommes au lendemain de l’amendement Accoyer, au lendemain de la première phase d’accréditation de notre hôpital, à la veille de la mise en place de l’évaluation des pratiques professionnelles ; notre système informatique se perfectionne, les chambres d’isolement se dotent de caméra, les formations de lutte contre la violence se multiplient, des bips sont distribués à tous les personnels, les cassettes vidéo des laboratoires pharmaceutiques circulent, des caméras de surveillance sont installées à l’entrée de l’hôpital, tout le personnel infirmier est formé aux transmissions ciblées, le DSM IV sort sa version Révisé et s’alourdit de quelques pages, les cadres infirmiers disparaissent derrières les classeurs des nouveaux protocoles, les listes d’attentes CMP relance le débat des thérapies brèves…

Lentement, incidemment, assurément un nouveau discours pénètre l’hôpital, des politiques de plus en plus hygiénistes, de plus en plus sécuritaires, de plus en plus rigides, voient le jour.

Un nouveau langage s’installe, de nouveaux mots apparaissent… comité violence, accréditation, traçabilité, évaluation, bonnes pratiques, information, secrets partagés… Ces nouveaux mots dessinent un nouveau paysage, une nouvelle langue.

A partir de quel moment un discours devient-il totalitaire ? Nous n’avons pas la prétention de répondre à cette question difficile et complexe, mais de proposer quelques pistes de réflexion.

Un discours n’emprunterait-il pas la pente totalitaire lorsqu’il flirt avec deux choses ? Lorsqu’il se propose comme seul discours possible en peinant à préserver de la diversité et lorsque dans le même mouvement il se dépouille de toute possibilité d’interprétation et qu’est affectée, effacée la poésie de la langue. Pour comprendre ce que peut être l’effacement de la possibilité poétique de la langue, il est intéressant de lire les compte rendu cliniques des psychiatres classiques d’une part et quelques chapitres du DSM, d’autre part.

Les textes des psychiatres classiques sont lisibles en tant qu’il laisse en possibilité, l’interprétation. Se sont des textes qui s’offrent à la polysémie, à la métaphore, à la poésie, au rêve, à l’interprétation.. Se sont des textes dont nous pouvons être lecteur en tant qu’ils sont soumis aux lois du langage et de la parole.

Quelle poésie ? Quelle Rêve ? Quelle interprétation ? Un texte comme le DSM autorise t-il ?

Un texte comme le DSM, n’est pas seulement un texte ennuyeux ou réducteur, mais beaucoup plus grave, c’est un texte qui fait fi de l’âme, c’est un texte qui n’a pas d’âme. C’est un texte qui propose un discours sans âme et qui nous fait oublier que c’est d’un homme dont nous parlons.

Il faut aller voir ce très beau film de Nicolas Klotz, « la question humaine » pour comprendre ce qu’un ouvrage comme le DSM révèle, soit ceci que nous ne sommes pas sortis d’un certain discours qui est le discours nazi. Il n’est pas question de dire – parce que c’est ce qu’ont bêtement compris certains critiques du film – que nous sommes dans un régime nazi, il n’est pas question de tout confondre. Mais de dire que nous sommes toujours dans cette possibilité de discours là, que nous ne sommes pas sortis de cette possibilité là.

Se pose une question cruciale qui est la question des contre-pouvoirs, alors même que – si nous faisons confiance à Lacan – nous n’avons pas d’autres choix que de collaborer.

Ainsi pourquoi par exemple l’extraordinaire travail des psychiatres réformistes d’après-guerre a t-il échoué dans sa tentative de révolution ?

Les politiques de secteur, les protocoles de soin que nous connaissons aujourd’hui ont vu le jour à partir d’invention, d’innovation d’hommes et de femmes qui ne peuvent que forcer le respect et qui ont travaillé dans un réel souci d’amélioration des conditions de vie des « fous ».

Leurs témoignages sont d’autant plus précieux qu’ils nous indiquent que malgré le génie des auteurs, passé le temps de l’innovation ces nouvelles directives de travail n’ont pas pu prendre un autre train que celui d’un nouveau conformisme social, répétant dans un mime désincarné, des protocoles à prétention scientifique que plus aucun désir ne porte ? L’échec de cette psychiatrie révolutionnaire ne résiderait t-elle pas dans le fait qu’elle n’a pas cessé d’être prisonnière du modèle qu’elle cherchait à dénoncer ?

Se pourrait-il qu’une théorie fascinée par le vieux thème de la subordination de la personne à la collectivité, participe à l’imaginaire d’un pouvoir dans les termes d’une soumission des citoyens à la collectivité, des esclaves à leurs maîtres, des malades à leurs médecins, n’ayant pas d’autre choix – parce qu’à lutter contre – que de proposer de nouvelles modalités de soumission ? Y aurait-il une impasse à organiser des contre-pouvoirs ? Quelle catastrophe  ! Sommes-nous condamné chaque fois que nous voulons changer les choses à produire le pire ?

Fascinés par les séquelles de l’aliénation, ces médecins réformismes n’avaient rien d’autre à proposer que de la contre aliénation, soit une aliénation nouvelle, ils sont restés pris dans un modèle qu’ils ont peiné à dépasser.

Sommes-nous condamnés, parce que frappés, non pas incidemment, mais structuralement d’aliénation fondamentale, à ne pouvoir parler que la langue de l’Autre ? Comment en prenant acte de ce qui se donne comme une des figures de la castration, à savoir que nous devons bien consentir à parler la langue de l’Autre, ne pas se laisser fasciner par son discours, au point de n’avoir rien d’autre à proposer que des contre modèles ?

Comment à partir d’un déjà là, innover, inventer, proposer, non pas contre, mais à partir de ? Ce qui peut laisser s’apercevoir un peu de liberté, n’est certainement pas à trouver dans une réponse à l’ennemi, mais plutôt dans une création originale qui préserve le désir et la diversité. Ce que les psychanalystes ont compris, tout au moins certains, à savoir que la psychanalyse échoue, chaque fois qu’elle s’institue, n’est certainement pas le seul apanage de la psychanalyse.

Toute théorie, toute création, toute innovation, court le risque de la sclérose en s’instituant, parce qu’en s’instituant, elle tente trop souvent de se donner pour modèle. Or comme nous le savons les modèles peinent à conserver en leur sein, l’indispensable diversité.

 

Je vais reprendre à partir de l’analyse que fait  Foucault dans ses leçons de 1973-1974 et qui s’intitule « pouvoir psychiatrique » un autre exemple qui peut nous aider à comprendre à quelles impasses mènent un discours contre. Foucault analyse ce qu’il appelle les « grandes manœuvres de l’hystérie » de la fin 19ème début 20ème  en terme de lutte sociale, de bataille et d’affrontement, il analyse les manifestations hystériques en terme de réponse, réponse à une assignation à n’être que le pantin fonctionnel d’une neurologie naissante, il les analyse en terme de contre pouvoir. Ainsi le nouveau pouvoir que les hystériques vont obtenir, en tant qu’elles font résistance au savoir qui tentent de se constituer, est un pouvoir qui est irréductiblement lié au pouvoir médical, les symptômes fonctionnels que l’hystérique offre à qui veut bien lui en demander et qui déroute le médecin, sont bien des symptômes qui se donnent dans la langue de l’autre.

Heureusement qu’elles étaient là ! Peut-être l’avons nous échappé belle, de ne pas avoir été réduit en tant que sujet, à n’être qu’un corps neurologique. Eh oui ! « Chers hystériques… front de résistance… vrais militants de l’antipsychiatrie »[1]

Mais nous allons le payer cher, Foucault le dit lui-même, mais sait-il, qu’il le dit ? Si les hystériques ont donné du fil à retordre aux médecins, à parler leur langue, elles les ont remis au travail. C’est à dire que dans le même temps où l’hystérique redonnait un peu d’air à l’ensemble, une tentative de récupérer le pouvoir que les médecins avaient perdu commençait à poindre, et comme l’hystérique répondait toujours dans la lutte qui s’était engagée à présent sur un autre terrain, les médecins étendaient plus avant leurs pouvoirs.

Charcot à la recherche d’un cadre pathologique pour épingler au niveau de l’étiologie tous ces phénomènes et les assigner en pathologie stricte – entendez, pour en finir avec la question de l’hystérie une fois pour toute – va rechercher de l’événement, c’est à dire du traumatisme. C’est, nous dit Foucault dans cette injonction à retrouver du traumatisme, que les hystériques dans une nouvelle tentative de contre manœuvre vont précipiter leur vie sexuelle. Dans cette lutte, « les hystériques, pour leur plus grand plaisir, mais sans soute pour notre plus grand malheur, ont donné prise à la médecine sur la sexualité ».[2]

Même si cette lutte hystérique a autorisé, disons, le discours de l’analyste, elle a aussi autorisé quelque chose dont nous ne sommes toujours pas sortis, qui est que la médecine peut se croire légitimée à répondre à Toute la souffrance psychique, et c’est bien ce que nous rencontrons aujourd’hui.

Parler la langue de l’Autre dans l’organisation d’un contre pouvoir, c’est toujours courir le risque d’asseoir plus avant le pouvoir de l’autre. C’est peut-être un peu démoralisant, surtout si l’on n’a pas trop envie de collaborer, comment alors trouver, sinon la sortie, tout au moins une certaine tangente

Trente ans après ces leçons où en sommes nous ? Comment assurer des discours « autres » au sein d’une psychiatrie rongée par les discours dominants, sans s’engouffrer dans le piège des contre pouvoirs, sans parler la langue de l’autre ? C’est pourquoi la question n’est pas de contester la légitimité de la psychiatrie, mais de prendre la parole dans ce lieu, et non pas contre ce lieu, afin d’assurer de la diversité et ne pas laisser croire aux hommes et aux femmes que nous accueillons, qu’ils ou elles sont les « tout autre » d’un système anomisant. Parce que la difficulté à accueillir de l’autre participe de l’idéologie du « tout autre ».

L’idéologie individualiste – c’est à dire celle qui distribue de la case et qui peut laisser croire à certains, qu’un sujet s’incarnerait tout entier dans un signifiant unique – est celle là même, qui distribuant de la maladie avec le traitement chimique qui lui correspond, intime au sujet de se prendre pour un malade.

Il n’y a plus trop à s’étonner que ce type de procédure peine à conserver en son sein, l’inédit d’une rencontre qui pourrait autoriser une souffrance à se dire. Car en constituant du malade mental, c’est à dire de l’individu, la procédure constitue l’autre comme étranger radical, comme « tout autre » et dans cette opération exclut le commun qui pourrait autoriser une rencontre.

C’est en cela que l’idéologie individualiste est dangereuse, et non pas, parce qu’elle distribuerait ça et là, de petits égoïsmes, le problème est beaucoup plus grave. Comment ne sommes-nous pas lassé de rencontrer dans nos pratiques – pas tellement de rencontrer d’ailleurs, mais bien plutôt de regarder – des « médicaux légaux », des « alcooliques », des « schizophrènes », des « psychopathes », des « délinquants », des « débiles », des « enfants hyper-actifs », des « SDF », des « poly-toxicomanes »…etc ? Au lieu de perdre notre temps à distribuer de l’étranger radical, comment pourrions-nous, comme le formule Foucault, penser à « sauver la société », c’est à dire le commun ?

Ce maintien nécessaire du commun, qui autorise une rencontre, qui autorise un lien social, passe au minimum, par le maintient d’une diversité, or l’idéologie individualiste tend à constituer une attaque constante du commun.

Pour préserver le commun, c’est à dire le lien, nous avons à nous garder de tenter de constituer nos discours en modèle, en ces temps où les idéologies peuvent être mondiales, nous avons à savoir que n’importe quel discours, dès lors qu’il se donne comme discours dominant, met en danger la diversité et du même coup le lien.

Risquer le discours minoritaire n’est peut-être pas un mauvais pari, à condition de ne pas se laisser enfermer dans la contestation, qui est toujours parler la langue du discours dominant.

C’est tout à fait pour cela que l’intérêt de la transmission de la psychanalyse, ne réside pas dans l’intérêt de la transmission d’une doctrine, mais dans la proposition d’un discours qui tente de préserver un espace pour le désir, soit un espace pour la lecture c’est à dire la poésie. Il n’est pas de lecture qui ne soit poétique.

 

[1] Foucault, M. Le pouvoir psychiatrique, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, P. 253.

[2] Idem, P.324.

 
Article paru dans le journal des psychologues n°256, Avril 2008.