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Témoin et Ecriture

J’ai intitulé mon propos Témoin et Ecriture parce qu’il me semble que ces deux signifiants indiquent quelque chose de la place à occuper pour l’analyste dans ces moments cliniques un peu particulier où ce qui surgit à avoir avec la question du réel et où nous avons à faire à ce moment-là, non pas à un retour du refoulé, mais à un impossible à refouler. Que se passe-t-il quand ce qui se présente est du côté d’un impossible à refouler ? D’autant que face à cet impossible-là se présente un impossible à interpréter.

L’expérience du réel serait-elle l’expérience de ce moment où nous n’avons pas de mots pour dire, de ce moment où nous sommes face à un incompréhensible, face à un impossible à symboliser, c’est à dire à raconter ? Cela concernerait-il un moment où aucune parole n’est possible, aucune promesse envisageable ? Cette expérience du réel pourrait-elle se définir encore de ce qu’il n’y a pas d’Autre pour en répondre ?

Peut-être est-ce lorsqu’il n’y a personne pour vous raconter des histoires ? Raconter des histoires c’est intéressant cette ambiguïté-là, raconter des histoires n’est-ce pas habiller le réel pour le rendre intelligible, supportable, refoulable ? N’est-ce pas ce qui nous permet par exemple de penser la mort sans qu’instantanément ça pue le cadavre où que l’on voie les asticots. Parce que le problème c’est qu’une fois que vous  avez vus les asticots, il est possible qu’ils ne puissent plus vous quitter.

De ce point de vue le film de Roberto Benigni « La vie est belle » est tout à fait remarquable, que fait ce père pour rendre à son fils l’horreur supportable ? Il lui raconte une histoire, il tente de faire de ce qui pourrait constituer un incompréhensible, un insymbolisable, il tente d’en faire une histoire qui a un sens, mais en réalité puisque c’est un film, c’est à nous que Benigni raconte une histoire, mais attention une histoire où il ne s’agit surtout pas d’être dans le déni, mais une histoire qui vient nous dire qu’on est capable, y compris à partir de l’horreur d’inventer un récit qui nous sort de la sidération, qui nous sort d’un moment où le temps s’est arrêté.

Si ce qui fait trauma est un moment où le sujet est laissé seul et sans mots pour dire ce par quoi il a été affecté, si ce moment est un moment d’effondrement subjectif où le sujet n’est plus en mesure d’appeler, (J’ai voulu crier mais je ne pouvais pas) et si ce réel-là est ininterprétable, la question qui se pose est comment on en sort ? Peut-on en sortir ?

 

Toute la question est de savoir comment on peut penser une histoire qui n’a pas pu s’écrire, et qui de n’avoir pas pu s’écrire, n’a pas pu être refoulé, c’est-à-dire historisé d’un point de vue freudien.

Nous avons à faire là, à des moments cliniques tout à fait particulier en ceci qu’il ne s’agit pas d’interpréter mais de construire, c’est-à-dire y mettre de sa peau, soit « créer un espace de parole et d’écriture ou les espaces non symbolisés de l’histoire puisse avoir un lien civilisateur ».[1]

Ce travail d’écriture n’est peut-être pas seulement le travail de la littérature, de l’historien ou du cinéaste, c’est aussi il me semble le travail du clinicien. Où la question qui se pose à nous est comment penser les conditions de possibilité du refoulement ?

Construire, serait-ce offrir à l’autre des mots pour tenter de faire avec lui le récit d’un temps et proposer la construction d’un espace habitable ?

Faire le récit d’un temps qui n’a pas eu lieu psychiquement autrement que sous la forme disons d’une déflagration, soit un temps arrêté. Comment remettre le temps en marche, tel serait l’un des enjeux de ces moments cliniques ?

Je vous propose une petite vignette clinique qui nous permet d’entendre comment un sujet peut rester coincé dans le temps du trauma.

Vignette clinique :

Il s’agit d’une femme d’une quarantaine d’années, mariée, femme au foyer, trois enfants entre 15 et 8 huit ans, l’aîné un garçon, puis deux filles. Elle vient consulter parce que dit-elle : « J’ai tout pour être heureuse, mais je doute, je ne sais pas ce que je veux faire, j’ai peur de la mort, il y a des jours où ça ne va vraiment pas où je me sens très triste. »

Assez rapidement ce qu’elle va amener se sont ses difficultés et ses inquiétudes concernant la dernière de ses filles, bébé elle ne dormait pas, il lui arrivait fréquemment de faire des colères, et me dit-elle, elle souffrait d’un mutisme extra-familial, qui a conduit les parents à emmener leur fille en consultation dans un CPEA.  Aujourd’hui ça va mieux, mais c’est encore très difficile, la petite ne veut pas faire ses devoirs, c’est toujours des histoires et cette femme de dire : «  Je ne sais pas pourquoi, mais il faut toujours que je sois sur son dos, je ne peux pas la lâcher, je ne peux pas la laisser à la cantine »…

Je lui demande alors comment s’est passé la grossesse. Et voici ce qu’elle me dit : « Quand j’étais enceinte de 3 mois je suis allée passer une échographie, le médecin qui m’a fait passer l’échographie, m’a dit, y’a plus de bébé, c’est un œuf clair, le bébé est mort, vous pouvez venir demain matin pour un curetage où sinon vous pouvez attendre de l’expulser naturellement et revenir dans une semaine s’il ne s’est toujours rien passé. Je ne voulais pas garder un bébé mort dans mon ventre alors j’ai dit que j’allais revenir le lendemain, mais mon mari a dit que peut-être nous pourrions attendre la fin de la semaine, que ça serait peut-être mieux, de toute façon j’étais complètement abasourdie, je ne savais pas vraiment ce que je voulais alors on a fait comme ça, j’ai attendu. Et quand on est revenu la semaine suivante ce n’était pas le même médecin, il a refait une échographie et m’a dit mais non madame vous avez un bébé qui va très bien,  son cœur bat. »

Ce que la suite des entretiens va révéler c’est comment cette femme est restée psychiquement coincé dans ce moment de l’annonce de la mort de son enfant. A la fin d’une séance elle dira « le bébé est mort » (je ne sais plus à propos de quoi, on parlait de toute autre chose que de sa fille) Alors je reprends son dire le bébé est mort, et elle dit oui et j’arrête la séance là-dessus.

Au cours de la séance suivante elle dit : « C’est bizarre, c’est comme si je n’arrivais pas vraiment à me dire que ma fille est vivante, je sais bien qu’elle est vivante mais je ne sais pas c’est comme si … »

Puis vient cette séance où à peine installée elle dit : « Ça ne va pas du tout, mon mari a perdu sa grand-mère en début de semaine et depuis je n’arrête pas de pleurer, je ne comprends pas pourquoi, parce que je ne l’avais vu que trois fois et bon ce n’est pas que je m’en fiche, c’est toujours triste, mais quand même je ne comprends pas pourquoi je pleure comme ça. »

Je la laisse poursuivre, et elle dit : « Ce matin comme je n’arrêtais pas de pleurer j’ai écrits à mon mari, et il y a une chose que je n’ai pas osé lui écrire mais j’avais envie de lui parler de la mort de Valentine » Elle pleure.

Puis je lui pose cette question : Lorsque le médecin vous a annoncé la mort de votre bébé est-ce que vous avez pleuré ?

-« Non c’est bizarre mais même dans toute la semaine qui a suivi j’ai jamais pu pleurer ».

Alors je dis : « Vous pouvez peut-être enfin pleurer la mort de votre fille, parce que même si elle est vivante aujourd’hui, il y a bien eu un temps où pour vous elle était morte. » Cette femme était en attente de pouvoir pleurer la mort de sa fille pour pouvoir la penser vivante. Mais pour pouvoir pleurer cette mort encore fallait-il que quelqu’un vienne attester que cette mort avait bien eu lieu.

Avant de commencer ce travail en lisant le « Call for paper » qui m’avait été adressé il y a ces mots qui se sont détachés : « notion du témoignage. » C’est une notion que l’on retrouve très souvent, qu’est-ce que c’est que le témoignage ? Est-ce que le  témoignage ne serait pas un appel à témoin ? C’est-à-dire un appel à ce que quelqu’un vienne attester que ça a bien eu lieu. Janine Altounian a cette formule que je trouve intéressante : « On ne se souvient jamais seul. »[2]

L’annonce par le deuxième médecin du fait que son enfant était bien vivant venait dénier qu’une mort avait eu lieu. Et si cette femme n’ose pas en parler à son mari, c’est parce qu’elle sait qu’à partir du moment où sa fille est vivante il n’est plus question de parler de sa mort. Il faut faire comme si rien ne s’était passé et c’est ce que lui demandent à la fois son mari et le corps médical. Tout va bien !

Le trauma s’accompagne d’un arrêt du temps, et d’un non savoir du sujet sur ce qui lui est arrivé, il ne sait pas si c’est grave ou pas et il ne sait pas s’il est légitimé à en être affecté. Ceci ouvre à la question du déni, « c’est rien » un « c’est rien » qui est peut-être nécessaire pour continuer à vivre d’une certaine manière, mais un « c’est rien » qui fixe le sujet dans le temps du trauma, soit dans un temps sans autre et sans récit.

Et parce qu’il n’y avait plus personne pour venir attester qu’il lui était bien arrivé quelque chose, cette femme était restée coincée dans ce temps où sa fille était morte. La mort de sa fille était une mort qui n’avait pas pu s’écrire, donc s’inscrire mais qui venait la hanter.

Nous avons à faire là à des moments cliniques où il ne s’agit pas d’interpréter mais de construire, c’est-à-dire d’écrire avec le patient une histoire qui d’une certaine façon n’a pas eu lieu d’un point de vu psychique.

Non pas interpréter mais construire, ça veut dire quoi ?

Nous ne savons pas comment nous allons faire, nous sommes à chaque fois appelé en un point où nous allons devoir inventer, il faut qu’il y ait une trouvaille, une trouvaille de l’analyste, là où tout a été disons dévasté. Mon patient Ivoirien (Vignette clinique j’ai écrits avec lui tous les noms de ses amis qui avaient été tués, mais aussi de ceux qu’il avait tué et qui était auparavant des amis d’enfance) quand je reprends la question des noms, je ne sais pas vraiment ce que je fais. Sinon qu’il s’agit de donner existence, consistance à ce qui n’a pas eu lieu autrement que sous la forme d’une déflagration.

C’est-à-dire qu’à chaque fois, nous sommes face à un champ de bataille après la bataille, c’est là devant nous et nous ne savons pas par quel bout prendre les choses, parce que la tâche est immense. Alors je commence par un petit bout, un petit bout qui va commencer à humaniser la chose, un petit bout qui fait qu’on va pouvoir commencer à raconter ce qui s’est passé. C’est-à-dire construire du récit mais construire du récit ce n’est sans doute pas dire au patient allez y raconter et croiser les bras.

C’est à nous analyste avec le patient de mettre des mots, de ramasser les débris pour en faire quelque chose. En écrivant me revient en tête le film de Bertrand Tavernier « La vie et rien d’autre » Après la guerre de 14-18, le commandant Dellaplane joué par Philippe Noiret est chargé de recenser les soldats disparus, il a cette phrase ….  « Chaque soldat retrouvé, c’est un disparu de moins ».

Toute clinique du réel est une clinique qui invite l’analyste à dire, à y mettre de sa peau. « Cette assignation à dire et à penser qui divise et destitue l’analyste, renversant ainsi la logique de la cure du névrosé. »[3] Il y a un lien entre une clinique de la psychose et une clinique du trauma, où même lorsque nous avons à faire à des sujets névrosé, il y a des moments dans la cure où nous devons faire autrement.

Vignette de la femme tatouée : Il s’agit d’un homme de 55 ans environ, marié, père de deux enfants. Il vient me voir suite à une hospitalisation pour tentative de suicide. Je vais vous donner comme ça des bribes de ce qu’il amène en séance :

– Mon père a essayé de tuer ma mère

– Je suis venu à T avec ma mère dans une chambre de bonne, à 20 ans j’ai arrêté mes études.

– Mon père est toujours au coin du bois – son ombre.

– Je suis le troisième de cinq enfants, j’ai un frère handicapé, débile profond, ma mère me disait qu’il me ressemblait.

– Je suis issu d’une famille d’officier, je m’intéresse à l’histoire, notamment à la période de la seconde guerre mondiale.

– J’ai peur de vieillir, je ne supporte pas cette idée.

– Mon père s’est intéressé à moi jusqu’à la fin de la maternelle, après je suis devenu de plus en plus myope.

– A l’hôpital je me suis bien rendu compte comment on pouvait prendre l’être humain pour de la merde, on comprend comment pendant la deuxième guerre mondiale  il filait doux.

– J’ai été réformé, je n’ai pas pu faire mon service militaire, mon père m’a traité de nul, il a fallu que je rentre dans la vie civile alors que je me projetais dans le monde militaire.

– Mon père aimait le cul et l’alcool, à 18 ans il s’est engagé dans la légion, il a fait St Cyr après.

– Mon père aimait les armes.

– Il avait des armes allemandes.

– Il a combattu en Lybie avec les troupes françaises de Pétain.

– Il a fait la guerre  d’Indochine puis a demandé d’y retourner, il aimait ça.

– J’ai souvent rêvé de le tuer, je n’ai jamais eu le courage.

– Je n’aime pas les femmes qui sont tatouées, je ne supporte pas ça, je trouve ça très  vulgaire, je suis assez élitiste, je classe les gens dans des catégories.

Pendant qu’il me parle de ses catégories, je pense à la question du tri, de la  sélection et du tatouage des déportés pendant la seconde guerre mondiale.

Je me dis, je lui dis où je ne lui dis pas, c’était la première fois que je me risquais à quelque chose de cet ordre-là, j’avais le trac et pendant que ça tournait dans ma tête, il continuait, il continuait  avec ses histoires de catégories tant et si bien qu’à un moment je me dis, je ne peux pas ne pas lui dire.

Alors je lui dis, « ça me fait penser moi à la question du tri dans les camps ». C’est-à-dire que je ne lui dis pas ce que vous dites c’est ça, évidemment puisque je n’en sais rien, je lui dis à moi ça me fait penser à ça.

J’avais le sentiment de prendre un risque assez grand, mais aussi qu’il fallait que je le prenne pour lui.

Il dit : « Alors là vous y allez un peu fort, parce que quand même c’est un mot… »

Je réponds : « Si je me suis autorisée à dire ça c’est parce que j’ai fait le pari que peut-être vous alliez en entendre quelque chose. »

A la fin de la séance il se lève et avant de partir il se passe ce truc absolument incroyable à savoir qu’il se met à me parler en allemand.

Et à ce moment-là sidéré lui-même par ce qui vient de se passer, il me dit « je crois que j’ai faits une erreur politique, vous me parlez de tri et moi je fini par une phrase en allemand ».

A la séance suivante il dit ceci : «  Dans le couloir j’ai vu la psycho de l’hôpital, je me suis loupé il y a un an. Enfin peut-être que ça vaut quand même le coup de vivre, sinon je n’aurais pas vu l’élection d’Obama, le premier noir à être président ».

De cette réponse en allemand cet homme en est sidéré, il est sidéré par son dire, ce moment de la sidération je n’ai pas le temps de le développer là, est un moment où le sujet est saisi dans son énoncé en un lieu où il ne se savait pas, c’est un moment qui offre au sujet la possibilité de produire du nouveau. Et là nous pouvons faire l’hypothèse que ce nouveau qu’il a pu produire est cette possibilité d’accueillir et de s’en réjouir un président noir, ce n’est pas n’importe quel signifiant qu’il est allé chercher au regard de son histoire, et à partir de cette opération commencer à penser que vivre peut valoir le coup.

Parce que nous sommes dans une incapacité à nous auto engendrer et sommes les fils et les filles non seulement des amours et des guerres domestiques mais aussi les fils et les filles de notre siècle, c’est à dire des grandes guerres, des génocides, de la guerre d’Algérie, de l’industrialisation, de la désindustrialisation, du sida, du management …… Que sais-je, nous sommes les héritiers de ce qui s’est écrit avant nous, mais nous sommes aussi les héritiers de ce qui n’a pas pu s’écrire et mon propos d’aujourd’hui concernait très précisément le destin de ce qui n’a pas pu s’écrire et qui a à voir avec le registre du réel.

Où il s’agit peut-être de transformer autant que faire se peut, le hurlement en résonnement, c’est-à-dire non pas en raisonnement mais en tintement.

Soit ouvrir à la pulsation rythmique sans laquelle aucune vie n’est possible. Et pour finir ce souvenir d’une de mes patientes que sa mère venait d’emmener à l’âge de 8 ans sur la tombe d’un père dont elle ignorait l’existence, et chez des grands-parents qu’elle n’avait jamais vu en lui disant : « c’est la dernière fois que tu les vois ». De cette scène ma patiente garde ceci, qu’elle était dans le jardin avec sa sœur d’un an plus jeune et se balançait sur une balançoire. Peut-être se balançait-elle pour ne pas mourir, pour ne pas disparaitre, pour garder un rythme.

 

 

[1] Roberto Aceituno (universitaire chilien qui travaille sur la question des disparus, des détenus politiques au Chili sous Pinochet entre 73 et 77).

[2] J. Altounian, Traductrice et Essayiste.

[3] S. Rabinovitch, la folie du transfert, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2006, P.153.

 

Colloque de Vienne Trauma et Histoire 2014.