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Pas d’oeufs pourris en psychiatrie

Comme a pu le dire Marie Darrieussecq sur France Culture, cette pétition est la pétition que j’attendais.

Je suis psychologue clinicienne dans un hôpital psychiatrique, où plus exactement, pour reprendre la nouvelle terminologie, dans un EPSM (Etablissement public de santé mentale). Je souhaiterais intervenir à propos de ce que vous nommez, la mise à mal de tout le travail invisible de l’intelligence dans les lieux dans lesquels la société se pense, se rêve, s’invente, se soigne, se juge, se répare.

Car c’est bien de cela dont il s’agit, la mise à mal du travail de l’intelligence, en offrant à qui veut bien s’en saisir les outils techniques qui vont lui permettre de faire l’économie d’inventer, de penser ou de rêver. Toute personne qui travaille dans un hôpital qu’il soit psychiatrique ou non, participe à la grande opération « Qualité » en vue de l’accréditation des hôpitaux par les autorités compétentes. Depuis plusieurs années une énergie considérable est dépensée par chaque hôpital pour tenter de répondre aux critères qui ont été défini par le gouvernement, afin d’être autorisé à poursuivre ses activités.

Sous couvert de proposer une meilleure qualité de soin aux patients, nous procédons en réalité à une standardisation des soins à des fins économiques. Cela tout le monde le sait et les agents hospitaliers les premiers, mais pourtant quelles que soient leurs appartenances politiques et syndicales tous participent avec enthousiasme à ce que l’on nomme dans le milieu hospitalier « les commissions qualités ». Cette question mérite notre étonnement (ma réflexion se nourrit de mon expérience en service psychiatrique, une analyse différente serait peut-être nécessaire en ce qui concerne l’hôpital général). Chaque moment de la vie d’un patient et la mise en oeuvre nécessaire à son accueil est codifiée. Depuis la distribution du livret d’accueil, l’affichage de la charte du patient hospitalisé, la tenue du dossier patient, la transmission des informations écrites concernant le patient aux autres membres de l’équipe, en passant par le mode de destruction des documents, qui doivent dans certain cas passer dans la broyeuse à papier, la conservation des aliments, les procédures d’évacuation en cas d’incendie, la commande des menus des patients au régime, l’évacuation des ordures, les commandes spéciales de médicaments, la recherche de tiers en cas d’hospitalisation sous contrainte… La liste est très longue et je ne souhaite pas vous épuiser, se sont des dizaines de protocoles qui sont ainsi consignés et qui doivent être appliqués ; de leur application dépend la qualité des soins que nous allons prodiguer au patient.

Le tour de force est sans doute là, d’avoir pu réduire ce qu’il peut en être de la qualité de l’accueil d’un patient en psychiatrie, au respect d’un protocole techniciste. Le « bon » accueil est alors réduit à la distribution d’un livret, à ce qui est consigné dans un dossier, à la date de fraîcheur des aliments… Dernièrement une infirmière me disait : « C’est quand même incroyable, je risque gros si je donne à un patient un œuf périmé depuis deux jours, mais personne ne vient jamais me demander ce que je raconte au patient, comment je lui parle, même si je lui raconte n’importe quoi, je ne risque rien ».

Nous sommes très forts en date de péremption, mais qu’est ce qu’être fou en 2004 ? Serait ce une question que nous ne pouvons plus nous poser ? Pourquoi Mademoiselle K est-elle violente ? Comment pouvons-nous tenter de pacifier cette violence, autrement qu’en maintenant Mademoiselle K en chambre d’isolement ? Que nous dit-elle de sa souffrance dans cette violence ? Qui sont ces hommes et ces femmes que nous accueillons en psychiatrie, que viennent-ils nous demander ? Pourquoi Monsieur M, ne cesse t-il pas de tenter de mettre fin à ses jours ? Pourquoi Madame J, n’est-elle plus capable de s’occuper de ses enfants depuis qu’elle a déménagé ? Pourquoi Monsieur R est-il convaincu de sentir mauvais ? Pourquoi Monsieur N, s’acharne t-il à cacher des « bangs » dans les faux plafonds du pavillon ? Pourquoi Monsieur F, a t-il tué son chien ? Pourquoi Madame C, pense t-elle que l’on s’adresse à elle dans la télévision… ?

Parce que toute ces questions sont des questions sans réponse, elles nous font peur, parce que les travailler c’est prendre le risque de s’engager à inventer ses propres réponses, c’est s’engager à tenter d’écouter et de rencontrer ces hommes et ces femmes qui font énigmes et parfois horreurs, c’est pouvoir accepter le commun entre « eux » et « nous », c’est prendre la mesure de l’illusion d’une ligne de partage. Nous comprenons alors combien il est plus facile de réduire l’extrême complexité de notre tâche en « commission qualité » sur la date de fraîcheur des œufs ! Ces protocoles technicistes sont dangereux en ce qu’ils initient des débats réducteurs sur lesquels se jettent avec une gourmandise spectaculaire tout un chacun, parce qu’ils offrent à l’homme ce qui lui est à la fois le plus cher et le plus mortifère, à savoir la possibilité de faire l’économie de la question de son désir, en s’engouffrant dans des réponses « prêt à porter ».

Nous assistons depuis quelques années à un verrouillage de plus en plus spectaculaire de la parole auquel tout le monde participe, assuré alors de pouvoir faire l’économie de l’encombrante question de son désir. Mais ne nous y trompons pas, faire l’économie de cette question est absolument dévastateur sur le plan de l’humain, pour « eux » comme pour « nous ». La question la plus cruciale est peut-être celle là, comment ne pas participer à ce que nous dénonçons ?

Paru dans les Inrocks 2004 à propos de la pétition « contre la guerre à l’intelligence »